Le test de Bechdel et les jeux vidéo.
Depuis qu'une certaine Marquise m'a sensibilisé sur la question en m'orientant sur un des articles de Marlard, j'ai progressivement mis des mots et rattaché une pensée cohérente à cette impression bizarre qui me titillait l'arrière du crâne lorsque je voyais des babes digitales dans des petite tenues censées être des armures faire la promo de MMO. Bref, quelques soient les modalités de mon introduction, je vais en arriver au test de Bechdel. Pour celles et ceux qui ne savent pas ce que c'est, wikipedia est là.
Mais pour celles et ceux qui n'ont pas envie d'aller voir ailleurs et préfèrent se référer à ma prose nuageuse, le test de Bechdel est un moyen de constater un problème dans la représentation des femmes au cinéma. Il est assez simple. Pour passer le test, un film doit comporter deux femmes; deux femmes qui se parlent. Et d'autre chose qu'un homme. Ca a l'air plutôt faisable, non? Je vais vous laisser cinq minutes le temps d'aller fureter dans vos films préférés pour voir lesquels seraient recalés. Ce qui, à l'écrit, a autant de sens qu'un cochon qui trimballe un bouclier et des sous qui ne deviennent visibles que lorsqu'on trucide la bestiole, j'en conviens.
Z'êtes revenus? Nickel. A moins d'avoir une vidéothèque très particulière, vous avez pu constater que les résultats ne sont guère glorieux. Pas mal de films passent de justesse sur un échange qui ne dure que le temps d'une réplique. Pour clarifier les choses à ce sujet, Anita Sarkeezian a proposé d'ajouter un temps minimal d'une minute d'interaction entre deux femmes. Ca ne reste pas grand-chose sur un film d'une heure et demie, et pourtant... Bref, je pense que vous avez deviné, je me pose la question de la pertinence du test de Bechdel dans le jeu vidéo.
Même si les deux premières étapes pourraient être transposables, à savoir les deux femmes avec un nom qui se parlent, je pense que la suite (se parler d'autre chose qu'un homme) n'est pas vraiment adaptable au jeu vidéo, pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, parce que c'est souvent une histoire de solitude. La plupart du temps, on se ballade seul, et même lorsqu'on se retrouve avec un groupe ou un compagnon, les dialogues entre les membres du groupe sont rares et/ou cloisonnés à certains endroits, que ce soit dans Mass Effect avec le vaisseau Normandy ou au feu de camp dans Dragon Age. Sans compter que selon vos choix d'équipiers, un jeu peut se ramasser lamentablement ou passer le tout haut la main.
Et hors RPG, le perso qui nous accompagne reste souvent en bas à attendre qu'on aille jouer les casse-cou pour ouvrir une porte quelconque. Même dans un JRPG où ces interactions sont souvent plus nombreuses, elles restent très rares dans le temps de jeu en temps que tel. Si on fait la comparaison vis à vis du temps moyen d'un film, et qu'on admet que sur un RPG de 50h, les personnages parlent 10h (ce qui est en soi une grosse exagération), ça veut dire 24 minutes de dialogue sur un film de deux heures; donc 1h36 où personne ne dit rien.
Je sais que l'exemple que je prends est artificiel et boiteux, mais ce que je veux dire est que même dans un genre qui met son histoire en avant et en tirant les chiffres sous leur jour le plus favorable imaginable, on arrive à des chiffres où les étapes du test de Bechdel perdraient tout leur sens si on les appliquaient au jeu vidéo.
Ensuite, il y a tous ces jeux où l'ont ne rencontre pour ainsi dire personne, d'autres où le protagoniste n'ouvre jamais le bec et n'est finalement qu'un vecteur vide dans lequel on peut mettre ce qu'on veut, les jeux où l'on peut choisir le sexe de son personnage qui modifie la donne, et tous ces jeux où l'on ne dirige pas d'humains ou de créatures anthropoassimilables qui viennent encore perturber l'équation. Il y a aussi ceux où on dirige des armées, ceux où personne ne parle, voire un mélange de tout ça, bref, le test de Bechdel perd son sens à la vitesse grand V si on cherche à l'appliquer bêtement.
(A titre indicatif, le jeu -American Mc Gee's Alice, Madness Returns - dont est tiré cette image
passerait le test de Bechdel haut la main; il n'en reste pas moins un jeu sexiste objectifiant qui
réduit Alice à une gothic lolita, ce qui rentre en contradiction totale avec ce que le jeu esaie de véhiculer).
Par exemple, un jeu comme Beyond Good and Evil nous met dans la peau d'une héroïne intelligente qui n'a pas froid aux yeux, tout en ayant elle-même des faiblesses et des affections, bref, un personnage bien travaillé, un des rares modèles du genre, et pourtant, elle ne parle jamais plus d'une minute à un autre personnage féminin d'autre chose qu'un homme. Il nous faut donc quelque chose de différent pour parler du jeu vidéo. Ne pas chercher à transposer, mais à utiliser les mécaniques du jeu vidéo pour déterminer les facteurs qui façonnent les personnages féminins intéressants.
Donc; pour commencer, histoire d'éviter tous les jeux aux concepts bizarres, et autres... si le jeu comporte des personnages/trucs/etc. assimilables à des êtres humains d'une façon ou d'une autre:
1°) Est-ce qu'il comporte des personnages féminins?
1bis°) Est-ce qu'il comporte des personnages féminins jouables?
2°) Est-ce que ces personnages sont leur propre raison d'être et ne servent pas de faire-valoir?
3°) Est-ce que ces personnages servent de produit d'appel érotisant?
4°) Est-ce que les personnages féminins sont systématiquement plus faibles que les personnages masculins en général?
A cause de la magie de la sémantique, je crois que ces points ont besoin d'un éclaircissement.
Comme prérequis pour qu'un jeu puisse passer le test, il faut qu'il comporte des personnages. Ce serait un peu absurde de faire passer un test de ce genre à un jeu comme Tetris. Au moins autant que de faire passer le test de Bechdel original aux morceaux psychédéliques de Fantasia, en somme.
Donc, par assimilable à un être humain, j'entends un personnage humain, ou un non-humain qui a subi un effort d'anthropomorphisation; Ratchet, Super Meat Boy, Rayman et Donkey Kong en sont de bons exemples. Ils ne sont pas humains, mais ont été personnifiés via des traits que nous identifions comme humains, et ces traits les genrent: ces quatre-là sont clairement masculins.
On enlève donc les jeux sans personnages à proprement parler, comme Homeworld, ou plus récemment Audiosurf.
1°) Autant, le point 1 est évident et sans ambiguïté, autant 1bis demande une mise au point: il ne s'applique que si le jeu propose plusieurs persos jouables ou une création de personnage. Cela peut paraître contre-intuitif de poser cette restriction, mais un jeu à histoire (à l'exception du jeu de stratégie qui est un cas particulier) doit se focaliser sur un ou plusieurs protagonistes.
Toutefois, dans beaucoup de jeux, l'histoire doit se concentrer sur un unique personnage sous peine de perdre sa force et sa puissance évocatrice. Autant choisir le sexe de Gordon Freeman dans Half-Life ou de Link dans Zelda ne changerait rien au jeu, autant choisir le sexe du protagoniste de The Witcher ou Tomb Raider changerait pas mal de choses dans la perception que l'on a du jeu et du personnage.
Au surplus, un jeu sans réel personnage féminin ne passera pas les étapes suivantes de toute façon.
2°) Si un personnage n'est pas mu par un but qui lui est propre (comme Kate Walker dans Syberia), ou n'embrasse pas une cause pour des raisons qui lui sont propres (comme Yuna dans FFX), en somme, si ce personnage ne fait "que" suivre le protagoniste de l'histoire pour une raison fumeuse (les groupes dans les JRPG font ça à merveille, pas que pour les femmes d'ailleurs), alors le personnage, quel qu'il soit, est un faire-valoir.
Il y a évidement beaucoup d'autres chemins vers le rôle de faire-valoir, mais si un personnage féminin du cast d'un jeu n'est là que parce qu'elle suit le héros et n'a aucune raison intrinsèque forte d'être présente, alors c'est un faire-valoir.
Par exemple, Linoa dans FFVIII devient rapidement un faire-valoir de Squall et ne devient qu'une focale pour l'évolution de ce dernier, sans passer elle-même par une évolution. En revanche, dans FFX, où Yuna sert aussi de vecteur pour la transformation de Tidus, elle ne joue pas un rôle passif qui modifie Tidus par sa seule existence: elle poursuit un but qui est propre et complètement indépendant de ce dernier. A noter d'ailleurs que dans ce cas, c'est Tidus qui la suit et non l'inverse, malgré son statut de narrateur de l'histoire et de personnage principal.
Je sais, et ces exemples le montrent, que cette catégorie peut être glissante si on n'y prête pas garde, mais l'analyse demande que nous nous posions des questions sur les buts que poursuivent les personnages d'une histoire. Est-ce qu'un personnage est son propre moteur ou n'est-il qu'une roue sur la carriole de quelqu'un d'autre?
3°) Là-dessus, je pense la base est assez évidente. Toute sexualisation qui ne sert pas un propos de caractérisation, que ce soient les prœminences pulmonaires complètement délirantes (Sérieux quoi, la moyenne des hentaï pousse pas le bouchon aussi loin. Tout ce qu'une fille peut dégotter avec des seins pareils, c'est des problèmes de dos), les petites tenues en guise d'armure ou le déhanché de défilé de mode quand le perso crapahute dans la gadoue.
Quand on en arrive à ce critère, il faut bien faire attention aux raisons et aux nuances. C'est là que l'analyse du design en tant que tel prend toute son importance: est-ce que la taille de bonnet ou l'économie de tissu dans les vêtements sert à communiquer quelque chose au sujet du personnage? Autre que son objectification pour le regard supposé d'un public masculin adolescent supposé majoritaire, s'entend? Est-ce que le tour de poitrine de Lara Croft a quoi que ce soit à voir avec son personnage? Est-ce que le déhanché et les talons hauts de Kerrigan sont appropriés vis à vis de son personnage dans Starcraft II?
Là-dedans, le côté érotisant est évident. Maintenant, ce genre de choix de design ne se fait pas dans le vide. Il est là pour communiquer quelque chose à quelqu'un. A l'intention de qui et pourquoi sexualiser un personnage féminin? La question est un brin rhétorique, mais un personnage féminin sexualisé sans raison est un message envoyé aux mecs qui dit, d'une façon guère plus subtile: "mais reluque-moi ce cul!"
La notion "d'appropriée" est elle-même sujette à discussion sur l'interprétation dont un personnage peut faire l'objet. Bayonetta est un parfait exemple de cette complexité. La sexualité, le sexe et le genre sont des parts importantes mais non essentielles de ce qu'un personnage communique autour de lui pour dire qui il est. Si la sexualisation d'un personnage n'a d'autre but que de servir une visée marketing... C'est à dire, histoire d'être plus clair, si cette sexualisation n'a d'autre but que penser satisfaire un regard gonflé aux hormones en pensant nourrir des fantasmes dignes d'adolescents... alors, quoi qu'il fasse, un personnage ainsi traité perd en dignité ce qu'il gagne en bonnets, et ce sex-appeal au rabais en fera au moins autant un objet qu'un sujet.
4°) Ce n'est pas quelque chose de limité au jeu vidéo, mais plus lié au reflets de stéréotypes dans les représentations. Que ce soient dans le dessin animé, la BD ou le jeu vidéo (l'extrême orient est un cas particulier, tout simplement parce que leurs représentations de la virilité sont différentes), les hommes sont en général représentés avec plus de passe musculaire et les femmes plus fines et agiles. En fait, c'est assez simple, mais ça peut se diviser en plusieurs questions:
Est-ce que physiquement, dans un jeu, les femmes sont représentées comme plus frêles ou plus faibles physiquement que les hommes? Malgré tout le bien que je peux en dire, regardez Jade et Double H de Beyond Good and Evil. Ou, pour des exemples un peu plus positifs, est-ce que Nathan Drake dégage une impression de puissance physique plus imposante qu'Elena Fisher dans Uncharted? Mais cette interrogation porte plus loin que la simple représentation visuelle.
Lorsque plusieurs personnages féminins et masculins sont présents, lequel dégage une impression de puissance physique? Lequel effectue le travail difficile physiquement? Bon, on sait tous que dans un jeu solo, lorsque deux personnages sont présents, celui que l'on incarne va se taper tout le boulot et l'autre se tourner les pouces. Mais lorsqu'on alterne les contrôles entre différentes personnes dans des jeux comme Beyond Good and Evil, Arthur et les Minimoys, Demon Stone ou Primal, à quel personnage a-t-on dévolu telle tâche? Dans un MOBA (Multiplayer Online Battle Arena) comme LoL ou Dota, est-ce que les héros masculins sont en général plus portés sur le corps à corps et les compétences impliquant de la force brute?
Lorsqu'on en arrive là, on se rend compte qu'il y a davantage encore à creuser sous ces questions de représentation et des compétences in-game qui y sont associées: quand un personnage en sauve un autre d'une situation dangereuse, sont-ce plutôt les femmes qui sauvent les hommes, ou l'inverse? Il est à noter que pour ce genre de question, les jeux où l'ont choisi le sexe de son personnage bouleversent complètement l'importance et la place du personnage féminin dans l'expérience de jeu selon le choix du joueur. Mass Effect 2 et Saint Row the Third en sont d'excellents exemples. Même si l'identité de leur personnage principal par défaut est un homme, ces jeux offrent la possibilité de renverser la vapeur, et il faut tenir compte des possibilités qu'un jeu offre, et pas uniquement de celles que l'on choisit.
Plus largement encore, qui se voit plus facilement échoir un rôle de combattant au corps à corps ou à distance? Qui, des femmes ou des hommes, fera combattre un monstre à sa place (comme Poison Ivy dans Arkham Asylum) ou appellera des nuées d'ennemis vous combattre (Harley Quinn, ibidem) sans aucune forme d'affrontement physique direct?
En fait, ce quatrième point pose en filigrane la question suivante: est-ce que les femmes sont représentées comme étant potentiellement aussi badass que les hommes? Je sais, on sait tous que c'est loin d'être le cas. Peut-être parce que les femmes ne peuvent généralement pas être mal rasées au niveau du visage, mais honnêtement, j'en doute.
On a à peu près fait le tour. Quand on y pense objectivement, ces quatre points ne semblent pas si difficile à réaliser. Pour qu'un jeu passe ce test, il faudrait que sa trame comporte un personnage féminin, jouable ou non, qui existe et vit dans l'univers de jeu par et pour des raisons qui lui sont propres, que ce personnage ne soit pas sexualisé sans autre but qu'un produit d'appel pour l'adolescent en manque, et enfin que ce personnage ne soit pas systématiquement représenté comme physiquement plus faible que les hommes en général. Bien sur, ce test n'est applicable que si et seulement s'il comporte des personnages anthropoassimilables. Ca n'aurait pas grand sens dans un truc comme Zen Bounds², Cogs ou Spacechem.
Mais en regardant s'amonceler les jeux (bons et mauvais) qui ne passent pas ce test et en râlant sur la rareté de bons personnages féminins, on peut se poser des questions sur l'aveuglement marketing au sujet de mon troisième point. Après tout, la population de gamers se divise maintenant à peu près équitablement entre hommes femmes. La moyenne d'âge du gamer tourne autour de la trentaine. Alors pourquoi rester coincé sur le fantasme d'un public essentiellement composé d'adolescents mâles? Ces tentatives désespérées de parler à des fantasmes d'ado et de rabaisser les persos féminins à un sujet de poussée d'hormones masculines... ça rime à quoi, au fond? Ca ne fait que renforcer des attentes complètement délirantes vis à vis des femmes, les dégoûter de jouer tout en nous faisant passer pour une bande de mecs puérils. Je ne dis pas qu'un produit ou un personnage érotique n'a jamais sa place dans un univers de production culturelle de masse, mais de là à ce que ce soit une norme? Un perso féminin peut être tellement plus qu'un objet du regard masculin...
Pour parler qualité de l'histoire et de son contenu, regardez ce que sont devenues les licences de Tomb Raider et Metroid Other M. Dans la première, le personnage se construit selon sa volonté et sa rage de vivre, indépendamment voire contre le regard et l'approbation des hommes, alors que dans le second, le personnage tombe dans l'impuissance et l'attente de l'approbation masculine. Je vous laisse deviner lequel développe l'histoire et le personnage le plus intéressant.
PS: merci à Marquise d'avoir fait un peu de relecture et de commentaire constructif pour aider ma prose papillonnante à devenir intelligible pour les gens qui ne sont pas habitués à mon doux babil.